
L’«axe indo-pacifique» au cœur de l’affrontement entre Washington et Pékin
LE MONDE DIPLOMATIQUE – > Juin 2021, pages 8 et 9, par Martine Bulard
Dans une tribune publiée en ligne par «Le Journal du dimanche», le 7 mai 2021, les ambassadeurs de l’Australie et de l’Inde en France ont félicité le président Emmanuel Macron d’avoir rejoint l’«axe indo-pacifique» et mené des exercices militaires conjoints avec leurs pays ainsi que le Japon et les États-Unis. Mais les contours de cette alliance demeurent flous, et chacun y poursuit ses propres objectifs.
Que va donc faire la France dans cette galère? Selon le contre-amiral Jean-Mathieu Rey, qui commande les forces armées françaises de l’Asie-Pacifique (1), elle accumule en Asie-Océanie sept mille militaires, quinze navires de guerre et trente-huit avions présents en permanence. À cette armada se sont ajoutés, de la fin mars à juin, le porte-avions à propulsion nucléaire Charles-de-Gaulle, le sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire Émeraude, plusieurs avions (dont quatre Rafale et un A330 ravitailleur), le groupe opérationnel amphibie «Jeanne d’Arc» avec le porte-hélicoptères amphibie Tonnerre, la frégate furtive Surcouf… Tout ce beau monde participe à une série de manœuvres militaires avec les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde.
Ce n’est certes pas la première fois que la France exhibe son attirail guerrier dans le secteur — en 2019, déjà, l’une de ses frégates avait franchi le détroit de Taïwan, provoquant un incident avec Pékin. Mais Paris ne l’a jamais fait à cette échelle. Et surtout, le président Emmanuel Macron inscrit cette politique de déploiement militaire «dans l’axe indo-pacifique (2)», avec en ligne de mire la Chine. Il s’en défend parfois. Pourtant, lors d’un voyage en Australie, en 2018, il a fixé le cap : «La Chine est en train de construire son hégémonie pas à pas. Il ne s’agit pas de soulever les peurs, mais de regarder la réalité. (…) Si nous ne nous organisons pas, ce sera quand même bientôt une hégémonie qui réduira nos libertés, nos opportunités, et que nous subirons (3).» L’hégémonie américaine dans la région — réelle, celle-là — ne semble guère lui poser problème.
La géographie et l’histoire ont cédé le pas aux alliances militaro-diplomatiques. Subrepticement — et sans aucun débat national —, la France est ainsi passée du statut de «puissance indo-pacifique», comme elle aime à se définir en faisant valoir ses départements et collectivités territoriales d’outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Wallis-et-Futuna…), à celui de puissance de l’«axe indo-pacifique» dirigé par les États-Unis. Un changement sémantique lourd de signification : dès juin 2019, dans un rapport officiel (4), le ministère de la défense américain se félicitait de ce tournant, qui hissait Paris au même rang que ses alliés militaires (Japon, Australie, Singapour…).
Avant de devenir un mot d’ordre américain, le concept «Indo-Pacifique» a beaucoup navigué. Le capitaine Gurpreet S. Khurana, directeur du think tank indien National Maritime Foundation, en revendique la paternité dès 2006. Il le définissait alors comme l’«espace maritime comprenant le Pacifique et l’océan Indien (5)». L’idée est reprise et portée au niveau politique par le premier ministre japonais de l’époque, M. Abe Shinzo, et par ses successeurs, inquiets de voir la Chine doubler leur pays sur la scène économique mondiale et filer le parfait amour avec les États-Unis, devenus ses premiers clients. Ils craignent par-dessus tout un couple «Chinamérique» qui les laisserait à l’écart. Ils conçoivent leur pays comme la tête de pont de Washington en Asie et saluent avec enthousiasme les exercices menés en commun par les marines américaine, indienne, japonaise, australienne et singapourienne dans le golfe du Bengale en 2007. Une première! Toutefois, cet «arc de la liberté» — comme le qualifie Tokyo — finit par disparaître du paysage.
Le drapeau de la liberté
Il faudra attendre une décennie pour que cet «axe indo-pacifique» sorte de l’oubli, grâce à M. Donald Trump. Avec son sens de la communication, celui-ci débaptise en 2018 l’autorité chapeautant les corps d’armée américains dans la région, le commandement Pacifique des États-Unis (US Pacific Command, Pacom), et la transforme en commandement Indo-Pacifique (Indopacom). Dans la foulée, il ressuscite le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (en anglais QUAD), qui réunit l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon dans une alliance informelle au contenu militaire affiché. La loi de défense 2019 adoptée par le Congrès américain donne le ton : La «grande priorité des États-Unis» est de «contrer l’influence de la Chine» (6).
Cet objectif résonne agréablement aux oreilles des dirigeants néolibéraux et ultranationalistes qui sont désormais à la tête des trois partenaires des États-Unis au sein de l’alliance : la parenthèse travailliste est refermée en Australie; le militant de choc du QUAD, M. Abe, est revenu au pouvoir au Japon; et le nationaliste hindou Narendra Modi a pris les rênes de l’Inde, recevant même avec un faste inouï le président américain quelques mois avant que ce dernier ne soit renvoyé dans ses foyers par les électeurs. Les gesticulations de M. Trump et de ses équipes ont limité la portée effective du tournant. Mais le cap demeure.
Début 2021, M. Joseph Biden se met immédiatement dans les pas de son prédécesseur, l’agitation en moins, la défense des droits humains et l’action cohérente en plus. Il reprend à son compte la désignation de la Chine comme «rival stratégique», et le QUAD comme arme politique et militaire centrale de sa stratégie. Moins de deux mois après sa prise de fonctions, avant toute rencontre bilatérale avec des dirigeants de la région, le nouveau président américain organise une réunion en visioconférence avec les trois autres chefs d’État et de gouvernement de l’alliance, le 12 mars 2021. Une rencontre inédite à ce niveau de responsabilité, saluée par un communiqué commun. Si le texte reste très général, les quatre hommes s’engagent à développer «une région libre, ouverte, inclusive, saine, ancrée dans des valeurs démocratiques et libre de toute contrainte», autrement dit un «Indo-Pacifique libre et ouvert», selon l’expression consacrée (7).
Aussitôt, les ministres des affaires étrangères et de la défense américains, MM. Antony Blinken et Lloyd Austin, entament une tournée pour assurer le service après-vente et inclure la Corée du Sud dans un format «QUAD +» qui pourrait également comprendre d’autres pays asiatiques, ainsi que des États européens comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Il s’agit, explique Chung Kuyoun, chercheuse à l’Université nationale de Kangwon (Corée du Sud), de «“multilatéraliser” un système d’alliance en étoile dirigé par les États-Unis (8)». D’autres experts font directement référence à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), née de la guerre froide en 1949 et toujours en vigueur, en pointant la possible extension de son champ géographique, ou la naissance d’une petite sœur — une «OTAN asiatique» contre la «dictature chinoise».
L’hypothèse n’est pas farfelue. Le service de recherche du Congrès américain, qui, dans un rapport publié à la veille de la réunion des ministres des affaires étrangères, les 23 et 24 mars 2021 à Bruxelles, a dressé la liste des «priorités-clés» de l’OTAN, y a inclus la nécessité de «répondre aux défis sécuritaires potentiels posés par la Chine et ses investissements croissants en Europe» (9). L’économie pointe son nez en même temps que les missiles balistiques, le tout enveloppé du drapeau de la liberté, brandi en permanence par les partisans de l’organisation.
Pourtant, en la matière, le premier ministre indien n’a rien d’un chevalier blanc : le Cachemire, dont il a supprimé l’autonomie, vit sous la férule militaire; les opposants y sont emprisonnés et torturés, quand ils ne sont pas assassinés; sa loi sur la citoyenneté discrimine les musulmans; la répression contre les manifestants ne faiblit pas… Mais c’est bien connu : les droits humains n’ont pas la même importance selon que l’on est allié ou adversaire des États-Unis.
En réalité, comme nous le rappelle Dennis Rumley, professeur à l’université de Curtin (Australie) et coauteur d’un ouvrage sur «l’ascension et le retour de l’Indo-Pacifique» (10), l’Indo-Pacifique a peu de rapport avec les valeurs morales, et beaucoup avec la «transition mondiale en cours». Pour lui, nous vivons le «passage à un nouveau monde bipolaire : États-Unis, Chine». Aux États-Unis et dans leur sphère d’influence, «beaucoup en ont peur, au sens littéral du terme. En Chine, beaucoup y aspirent et réclament qu’il en soit tenu compte dans les décisions mondiales. L’interaction de ces perspectives diamétralement opposées induit certains comportements des deux côtés», y compris le fait que «l’attitude chinoise peut être perçue comme agressive».
Rompant avec des décennies de retenue, la très offensive «diplomatie du loup guerrier» (wolf warrior diplomacy), qui a fait son apparition dans certains cercles d’ambassadeurs chinois, n’arrange guère cette image. Plus fondamentalement, la Chine a tourné la page de l’action discrète des années 1980-2000. Non seulement elle augmente son budget militaire chaque année et modernise rapidement sa marine, mais elle porte haut et fort ses revendications en mer de Chine orientale (îles Senkaku/Diaoyu) et surtout en mer de Chine méridionale sur l’ensemble des îles Paracels et de l’archipel des Spratleys, dont elle a remblayé sept récifs afin de construire des infrastructures à double usage (civil et militaire). Elle a étendu les pouvoirs de coercition de ses gardes-côtes avec la nouvelle loi maritime adoptée en février dernier. Les incidents se sont multipliés avec le Japon, le Vietnam, les Philippines…
«Il y a des disputes sur les rochers en mer de Chine. C’est regrettable», reconnaît un ex-diplomate chinois en Europe, tout en prenant soin de rappeler la thèse officielle des «droits historiques chinois» sur la zone. «Nous avons besoin de points d’ancrage en mer de Chine pour nous protéger — pas pour attaquer nos voisins. Il n’y a pas si longtemps, en 2014, un commandant de la marine américaine, dans un rapport sérieux publié par le US Naval Institute, expliquait que les ports et les routes commerciales chinois étaient “très exposés et faciles à bloquer”. Il proposait de poser des “mines sous-marines” tout le long de nos côtes pour pouvoir instaurer un blocus du pays en cas de besoin.» Le scénario est plausible — notre interlocuteur nous en envoie la preuve (11) —, mais la peur est rarement bonne conseillère. Si l’accès de la Chine à la haute mer est effectivement verrouillé par les alliés des États-Unis et leurs troupes, rien n’indique que le pays gagnera en sécurité avec une politique du fait accompli qui lui aliène déjà une partie de ses voisins.
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